Le secteur de la chimie reste en excellente forme dans notre pays et plusieurs nouveaux investissements annoncés laissent également présager le meilleur pour 2020. A plus long terme, une nouvelle technologie verte comme le recyclage chimique peut sans doute donner une nouvelle impulsion de croissance au secteur. Interview d’Yves Verschueren, administrateur délégué d’essenscia, parue dans le Trends Top Industrie.
Longtemps resté inaccessible, le rêve va devenir réalité d’ici mi-2021: le gestionnaire de déchets belge Indaver retransformera des plastiques parvenus en fin de cycle en produits chimiques de base, dans une installation flambant neuve à Anvers. Ce projet extrêmement innovant, baptisé Plastics2chemicals, décompose les plastiques en chaînes hydrocarbures plus petites ou monomères. Ces dernières sont ainsi réutilisables comme matières premières primaires et produits chimiques de base pour l’industrie, de sorte que la chaîne de matériaux est bouclée. La nouvelle installation doit traiter 15.000 tonnes de plastique par an. Grâce à la collecte et au tri toujours plus performants des matériaux d’emballage en plastique, le marché accueillera de plus en plus de fractions au cours des prochaines années, adaptées à ce type de technologies de recyclage innovantes. L’économie circulaire se concrétise donc lentement aussi dans le secteur chimique.
“Le recyclage chimique est sans conteste une niche de croissance importante et très innovante. Je suis convaincu qu’avec son pôle chimique imposant, la Belgique peut aussi jouer un rôle prédominant en la matière“
Yves Verschueren, administrateur délégué d’essenscia
«Le plastique permet énormément d’applications et il est largement intégré dans la société», estime Yves Verschueren, administrateur délégué d’essenscia. «Il y a longtemps que le consommateur moyen est convaincu de l’utilité du recyclage, mais nous devons désormais pousser la réflexion plus loin: que faire des matériaux qui sont recyclés et qui finissent donc par devenir une alternative aux matières premières neuves? Sur la base de déchets recyclés, est-il possible ensuite de fabriquer de nouveaux produits tout aussi efficaces et bon marché? Par le passé, notre secteur a trop souvent opté, lui aussi, pour la voie de la facilité, celle de nouvelles matières premières, mais j’observe que nous atteignons peu à peu un point de basculement. Le taux de recyclage des plastiques augmente progressivement et doit devenir tout à fait comparable à terme à celui du verre ou du métal. Pour ce type de matériaux purs, mais aussi pour un plastique comme le polyéthylène, les niveaux de recyclage sont déjà particulièrement élevés parce qu’il n’existe aucune différence entre le matériau au début et à la fin du processus. Il en va tout à fait autrement pour la plupart des plastiques parce qu’ils se composent souvent aujourd’hui d’un mélange complexe de plusieurs plastiques. Il n’est pas possible de les séparer en s’appuyant sur un recyclage purement mécanique. Depuis peu, le recyclage dit chimique permet de le faire, mais le revers de la médaille est que l’opération nécessite beaucoup d’énergie. De quoi se demander évidemment si le jeu en vaut encore la chandelle du point de vue écologique. Nous pensons que la réponse à cette question est positive. Le recyclage chimique est sans conteste une niche de croissance importante et très innovante. Je suis convaincu qu’avec son pôle chimique imposant, la Belgique peut aussi jouer un rôle prédominant en la matière.»
Croissance continue de l’emploi
Depuis des années déjà, le secteur chimique est réputé pour être l’un des piliers de l’industrie belge. Une réputation qui s’est à nouveau confirmée en 2019. Fin 2018, la chimie et les sciences de la vie employaient plus de 92.600 collaborateurs en Belgique, avec 4.500 emplois supplémentaires en quatre ans. D’après Yves Verschueren, on peut s’attendre à une nouvelle hausse de l’emploi dans le secteur pour 2019. De même, le niveau d’investissement annuel reste particulièrement élevé: les dépenses consacrées à la recherche et au développement dans la chimie, les matières plastiques et les sciences de la vie ont pratiquement doublé ces dix dernières années et atteignent désormais 4,5 milliards d’euros.
Avec ce montant, le secteur représente près de 60% des dépenses industrielles dans la recherche et le développement en Belgique. En revanche, il est moins réjouissant de constater que la chimie, comme la plupart des secteurs industriels, est désespérément à la recherche d’effectifs supplémentaires. «Depuis des années déjà, nous réclamons des mesures plus structurelles pour résoudre ce problème», déplore Yves Verschueren. «Ce serait possible notamment en augmentant l’afflux provenant de l’enseignement (en élargissant l’offre des STEM, par exemple), mais aussi en maintenant les gens au travail plus longtemps. Il serait exagéré d’affirmer que ces centaines de postes vacants entravent la poursuite de notre expansion, mais ce problème doit rester une priorité à l’agenda. En effet, il est inscrit dans les astres que l’industrie chimique gagnera encore en importance dans les prochaines années. Il y a une forte augmentation de la demande mondiale de solutions et produits nouveaux issus de notre industrie.»
Méga-investissements
2019 restera aussi dans les annales comme l’année où le secteur chimique belge aura pu annoncer fièrement quelques méga-investissements. Le géant britannique de la chimie Ineos a ainsi communiqué son intention d’investir trois milliards d’euros à Anvers dans deux installations flambant neuves pour l’éthylène et le propylène. Et Air Liquide a annoncé qu’elle disposait de 80 millions d’euros pour la construction d’une unité de production d’hydrogène de la dernière génération sur le site de Covestro dans le port d’Anvers. La nouvelle usine d’Ineos en particulier, qui transformera un sous-produit du gaz de schiste en matières premières de base pour toutes sortes d’autres processus chimiques, n’est pas passée inaperçue. Plusieurs organisations de citoyens critiquent vivement l’impact environnemental de l’usine et le fait de devoir sacrifier 50 hectares de forêt pour sa construction. L’occasion pour Ineos de relancer la discussion sur le rôle joué par le secteur chimique dans le débat plus large autour du climat. «Nous pourrions très bien ramener nos émissions à zéro si nous retirions entièrement toute l’industrie chimique d’Anvers dès demain», réagit Yves Verschueren. «Le résultat serait toutefois que nous déplacerions cette production vers des régions du monde où les normes d’émission sont beaucoup moins rigoureuses. De plus, nous devrions réimporter toute une série de produits finis. Pour autant, nous ne pouvons pas nier que la prise de conscience politique sur ce thème n’a cessé d’augmenter ces dernières années et que notre industrie doit y répondre. Nous acceptons volontiers de participer à la réflexion sur nos produits et nos technologies de façon à réduire autant que possible les émissions de CO2, par exemple. Et si nous l’abordons correctement, cette transition ne constituera plus seulement un défi énorme, mais aussi une opportunité considérable.»
L’usine d’hydrogène annoncée par Air Liquide illustre parfaitement ce potentiel. En effet, l’hydrogène servira de matière première dans le processus de fabrication de Covestro, mais le CO2 libéré par la production de cet hydrogène sera collecté et servira à son tour de matière première. A plus long terme, le projet Moonshot (avec lequel le gouvernement investira 20 millions d’euros par an pendant vingt ans dans la recherche fondamentale de nouvelles technologies disruptives) annoncé l’année dernière montre, lui aussi, que l’on attend énormément du secteur en matière d’innovation verte. De l’électrification des processus de production à la poursuite des recherches sur le potentiel de la chimie biosourcée.
Yves Verschueren en appelle pourtant aussi au réalisme. «Quand nous évoquons la transition vers une économie sans carbone, nous parlons d’une échelle absolument gigantesque. Je pense que l’énergie nucléaire devra continuer à jouer un rôle crucial à cet égard pendant un certain temps encore. Produire de l’énergie non fossile uniquement à partir de panneaux solaires ou d’éoliennes n’est tout simplement pas une perspective réaliste en ce moment. Et pour préserver la compétitivité de notre secteur ici en Belgique, tant la sécurité d’approvisionnement que des tarifs compétitifs pour l’énergie sont tout à fait essentiels.»
L’année écoulée n’a pas été la plus stable de l’histoire sur le plan politique et économique, et ce climat commercial incertain à l’échelle internationale pourrait aussi représenter une menace à terme pour un secteur fortement tourné vers l’exportation comme la chimie. «Entre 2016 et 2018, la conjoncture économique a été très forte, de quoi faire tourner pratiquement à plein régime les installations hors de prix de nos entreprises. En 2019, nous avons connu un certain recul en la matière et je crains que la situation économique incertaine ait incontestablement joué un rôle à cet égard. Malgré tout, je vois peu de raisons de nous montrer pessimistes: il n’est pas illogique qu’un léger coup de froid succède à quelques années de forte conjoncture.»
Cet article est paru dans le Top Industrie, qui est disponible en PDF.