Le secteur belge de la chimie se trouve à un carrefour décisif. Les choix que nous faisons aujourd’hui détermineront si cette industrie stratégique restera demain un pilier de notre économie et de notre prospérité. Dans un monde où le commerce est de plus en plus dicté par la géopolitique, la compétitivité de notre secteur est mise à rude épreuve par des régions qui investissent et protègent férocement leurs intérêts . L’Europe ne peut plus tergiverser. Si nous voulons conserver notre place dans les chaînes de valeur européennes et mondiales, nous devons miser sur nos atouts industriels de façon plus ambitieuse et plus déterminée.
Cette dynamique internationale se fait clairement sentir chez nous. Le contexte dans lequel nos entreprises évoluent change à une vitesse fulgurante. Depuis la crise énergétique, les prix de l’énergie sont deux à trois fois plus élevés que dans d’autres régions du monde. Les droits de douane créent de l’incertitude et pèsent sur nos exportations, tandis que les importations à bas coût affluent sur notre continent. Nos entreprises en Europe supportent en outre des charges supplémentaires qui n’existent pratiquement pas ailleurs. Le cadre réglementaire se resserre toujours davantage et représente désormais plus de 10 % de la valeur ajoutée des entreprises. Cela pèse lourdement sur les investissements, en particulier dans un secteur à forte intensité de capital comme celui de la chimie.
Le soutien accordé aux entreprises – qu’elles financent parfois elles-mêmes, par exemple via le système ETS – n’est pas un privilège. Elles sont nécessaires pour compenser des charges qui pèsent lourdement ici et pas dans les autres zones du monde. Sans ces mesures, impossible de maintenir des conditions de concurrence équitables et d’attirer les investissements dont notre économie a besoin.
D’autres régions ont compris que les investissements et l’innovation ne tombent pas du ciel. Elles ont créé un environnement propice au développement et à la croissance industriels avec des mesures de soutien, des incitants fiscaux et des infrastructures pour attirer les entreprises et sites de production. Là où l’Europe impose surtout des obligations supplémentaires et des règles complexes. Cette différence d’approche mine notre compétitivité.
Un secteur stratégique
Le défaitisme n’est pas une option. Ce qu’il faut, c’est une politique industrielle ambitieuse et concrète, qui s’appuie sur nos forces : des clusters industriels intégrés idéalement situés, des réseaux logistiques développés, des économies d’échelle et une base de connaissances exceptionnelle. Ce sont ces atouts qu’il nous faut exploiter sans plus attendre.
La chimie est à la base de tout ce qui rend notre vie possible : les soins de santé, l’alimentation, l’énergie, la mobilité et la digitalisation. Ce secteur est une pierre angulaire de notre économie, représentant 100 000 emplois directs et indirects, une contribution substantielle à la sécurité sociale et une balance commerciale structurellement positive. Ce ne sont pas des données abstraites, mais le fruit de décennies d’investissements, d’expertise accumulée et d’écosystèmes industriels solides.
Mais plus encore : l’industrie chimique constitue la colonne vertébrale de plusieurs chaînes de valeur essentielles, stratégiques pour l’Europe. Sans une base chimique forte, des secteurs cruciaux comme la pharma, l’alimentation, l’énergie ou la défense seraient fragilisés.
Dans un monde où matières premières, énergie et technologies sont de plus en plus instrumentalisées, un secteur chimique fort est indispensable pour préserver notre autonomie. Sans capacité de production propre, nous risquons de devenir dépendants de la bonne volonté d’autres régions pour des produits, procédés et technologies essentiels pour les citoyens européens.
Une industrie en transition
Parallèlement, l’industrie chimique s’engage pleinement dans sa transition vers la neutralité climatique et la circularité. Cette transition n’est pas une promesse en l’air. Depuis 1995, l’industrie chimique belge a réduit de moitié ses émissions de CO₂ et amélioré son efficacité énergétique de plus de 75 %.
Dans le port d’Anvers, les projets et les start-ups autour de cet objectif se succèdent, grâce à un tissu industriel solide et des interconnexions entre partenaires de la chaîne de valeur. Pensons notamment au site Plastics2Chemicals d’Indaver qui ferme la boucle des plastiques en transformant des plastiques difficiles à recycler en nouvelles matières premières. Ou encore le NextGen District, un pôle d’attraction international pour les activités circulaires et biosourcées. Autre exemple récent dans la région de Liège : le groupe Prayon, acteur mondial de la chimie du phosphore, vient d’inaugurer une nouvelle installation de pointe respectueuse de l’environnement représentant un investissement de 30 millions d’euros.
Une politique industrielle ambitieuse comme condition sine qua non
Si nous voulons continuer à attirer et développer des projets et des sites industriels innovants, l’accès à une énergie abordable, durable et à des infrastructures adaptées est crucial. Avec un cadre qui laisse de la place à l’entrepreneuriat et à l’innovation, tout en offrant une protection ciblée contre le dumping. Sans ces conditions, pas de durabilité, pas de nouveaux investissements.
Les entreprises ont également besoin de davantage de prévisibilité et de rapidité dans l’octroi des permis. Les investissements exigent des trajectoires claires et une sécurité juridique. Quand les procédures s’éternisent ou que les décisions restent incertaines, le report ou la délocalisation deviennent inévitables.
Face au soutien massif accordé en Chine et aux États-Unis, l’industrie européenne reste sous-financée. Ce décalage en termes d’échelle et de rapidité menace notre compétitivité. Une politique industrielle ambitieuse ne peut se limiter à corriger le tir : elle doit s’affirmer comme un choix stratégique pour consolider notre base industrielle et garantir des investissements durables en Europe.
Le moment de vérité
Les décisions se prennent maintenant. C’est aujourd’hui que se fixe le rythme des investissements pour la prochaine décennie. Avec les bonnes conditions, la chimie continuera à faire ce qu’elle fait de mieux : innover, produire, se verdir et créer de la valeur. Tout ne sera pas possible en même temps, toutes les technologies ne réussiront pas. Mais si nous choisissons une politique industrielle ambitieuse, la chimie restera demain un pilier de notre prospérité. Voilà l’enjeu. Voilà le choix à faire aujourd’hui.
Yves Verschueren
Administrateur délégué
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